Moi, Maîtresse
Moi, Maîtresse
Djeney SIBY G.
MOI, MAITRESSE?
Chapitre 1
Chapitre 3
J'observe Ousmi depuis un bon moment, il est... tellement
différent ! Il ne semble plus être ce gamin frêle et taquin que
j'ai connu.
Il est tellement beau, chic et élégant. Il sent tellement bon. Il
a l'air d'avoir vraiment réussi sa vie. Sans même savoir ce
qu'il fait et qui il est devenu aujourd'hui, je suis fière de lui.
Fière de ce que je vois ! Maman serait si heureuse de le
revoir !
Ousmimi est mon ami d'enfance, Ousmane Sylla il
s'appelle. Lorsque je suis née, il était déjà là, du haut de ses
deux ans. Fils de la voisine et meilleure amie de ma mère, il
s'attacha au joli bébé que j'étais. Maman me disait qu'il
passait toutes ses journées chez nous et qu'il pleurait
lorsqu'on me donnait mon bain et qu'il n'était pas là. J'ai très
vite grandi et naturellement, je ne jouais qu'avec lui. Il avait
six ans et moi quatre ans lorsque nous nous sommes un
jour perdus dans les champs. Nos parents ont failli devenir
fous ! Nous vivions au nord à cette époque, dans un petit
village près de Korhogo. Nous avons été retrouvés par un
chasseur qui nous hébergea la nuit avant de nous ramener
dans le village le lendemain. Ousmimi et moi faisions
presque tout ensemble. Puis, quand l'ado- lescence pointa
son nez, nous trouvions refuge l'un chez l'autre. On arrivait
à parler de nos insécurités, de nos corps qui changeaient,
des parents qui ne nous comprenaient pas... de tout. Mon
premier béguin à l'école, c'était à lui que j'en avais parlé et
vice-versa. C'était une amitié sincère, une fraternité
pure, un peu comme s'il était mon frère jumeau. Nous nous
disputions souvent mais nos divergences ne duraient jamais
plus d'une heure. Nous allions ensemble ramasser le mais
dans les champs de ma grand- mère paternelle. Elle nous
donnait à manger en retour et quelques pièces d'argent
qu'on allait dépenser en achetant des billes pour jouer.
J'étais plutôt garçon manqué et même en lutte, j'arrivais à le
battre parfois.
Et puis, un matin pluvieux de juin, mon père fit un malaise, il
fut transporté d'urgence à Korhogo mais la voiture eut juste
le temps de sortir du village qu'il rendit l'âme. Tout bascula
dans ma vie ce jour-là. J'avais à peine treize ans et
quelques mois. J'étais très proche de mon père. J'étais son
deuxième enfant mais sa première fille, sa princesse.
Il jouait aux billes et au foot avec moi, m'aidait avec mes
cours, dansait et jouait avec moi, me protégeait, me donnait
des conseils. C'était un père doux et merveilleux, le meilleur
papa du monde, et je venais de le perdre tellement
brutalement. Je me souviens que ma mère s'était évanouie
à plusieurs reprises. Je me souviens des cris de douleur,
des lamentations dans la cour.
Mon père avait à peine quarante ans. Ma mère en avait
trente-cinq. Elle se retrouvait veuve, avec trois enfants de
dix-sept, treize et six ans. Ma petite sour avait à peine six
ans. Je revois encore mon grand frère Bilal, se cogner la
tête contre le mur, de rage et d'im-puissance, papa était son
bras droit.
Moi je n'arrivais pas à pleurer, je regardais les gens hurler
et je me disais que j'avais dû mal comprendre et que papa
allait sûrement revenir de l'hôpital. Pendant trois jours, je
n'ai réussi ni à pleurer, ni à manger normalement ou à
boire. Maman était loin de nous, assise au milieu d'une
foule de femmes. Vêtue
d'un boubou bleu et couverte d'un grand voile. On nous
demandait vite fait si on s'était lavés ou si on avait mangé
mais c'était juste ça, les gens étaient occupés à autre
chose. Je n'avais pas non plus dormi pendant ces trois
jours et je commençais à me sentir mal.
Le troisième jour fut le jour de l'enterrement, le village était
plein à craquer. La foule, les cris, le corbillard qui partait,
Maman qui hurlait en voulant le retenir ... je me suis
écroulée. C'était lourd, c'était dur, c'était pénible. Quand je
me suis réveillée chez ma grand-mère, tout le monde était
parti, tout le monde sauf Ousmimi. Il était assis dans un coin
de la case et me regardait. Il s'est approché de moi et m'a
prise dans ses bras. À ce moment-là, j'ai réussi à pleurer.
J'ai pleuré dans ses bras comme jamais. Je me suis
souvenue de combien il était là depuis le jour du décès,
combien il essayait de m'aider, de me faire manger, de me
faire réagir. J'ai pleuré sur lui toute la nuit, il n'a pas voulu
rentrer chez lui. Ma grand-mère nous a gardés durant des
jours et Ousmimi restait là à me tenir la main, me caresser
le dos, essuyer mes larmes et me consoler. Je n'oublierai
jamais ces instants, jamais.
Même l'odeur du kabato de ma grand-mère me revient,
Ousmimi me forçait à en manger. Sa mère venait le
chercher chaque jour et il refusait de partir. Il lui disait
"maman pardon, laisse-moi rester un peu, sinon Siamy ne
va pas manger, regarde là, elle ne va pas bien" et sa mère
me regardait un long moment puis décidait de partir et de
nous laisser là.
Pâte à base de farine de mais, cuit à l'eau.
Sans lui, je ne sais pas comment j'aurais pu supporter et
surmonter tout ça.
Quelques mois après le décès de papa, maman m'informa
que nous allions venir vivre à Abidjan. Je ne voulais pas
quitter Ousmimi, quitter ma grand-mère et tous mes amis.
Je me souviens avoir pleuré pendant des jours. La mère
d'Ousmi me promit qu'il viendrait passer les vacances à
Abidjan chez nous. Elle promit qu'il appellerait chaque
semaine et nous laissa un numéro sur lequel je pouvais
l'appeler aussi.
Le départ fut difficile, la séparation éprouvante mais comme
promis par nos parents, nous arrivions à nous parler au
téléphone chaque fin de semaine. Soit c'était ma mère qui
appelait, soit c'était la sienne.
Mais on ne parlait pas plus de trois minutes et pourtant on
avait tellement de choses à se dire. Puis les premiers
congés de Noël arrivèrent et après de nombreuses
supplications de part et d'autre, Ousmimi arriva enfin chez
nous. Ce fut les plus belles vacances de ma vie. On fêta
mes quatorze ans et les Seize ans de Ousmimi ensemble.
Après trois semaines, il rentra à Korhogo où il vivait
désormais avec sa famille. Il était prévu que pour les
congés de pâques, ce soit moi qui aille chez eux. Puis le
destin a encore fait des siennes et cette fois, c'est la mère
d'Ousmimi qui nous a quittés brusquement.
Ma mère étant malade au même moment, elle dû partir
d'urgence aux funérailles.
C'était en février et j'allais encore à l'école, elle se refusa à
m'y emmener. Je pense que jusqu'à aujourd'hui je lui en
veux pour ça.
Le fait de n'avoir pas pu être là pour Ousmi comme il l'a été
pour moi au décès de mon père me blessa énormément. Je
pus juste lui parler au téléphone mais ce n'était pas
suffisant pour moi. Je me sentais loin de lui et inutile.
Je m'en voulais de ne pas pouvoir lui rendre la pareille, de
ne pas pouvoir le prendre dans mes bras et l'apaiser. Je
traînais cette tristesse et cette culpabilité durant des mois.
Puis un soir, Ousmimi appela sur le numéro de ma mère
pour m'annoncer qu'il partait au Canada. La petite sœur de
sa mère y vivait depuis des années et avait décidé de le
prendre avec lui pour s'en occuper. Il appelait pour me dire
au revoir. Il promit de m'appeler et m'écrire des lettres... Il
promit de m'envoyer son adresse une fois là-bas. Mais je
n'eus malheureusement plus de nouvelles.
Ma mère appela plusieurs fois son père à korhogo pour
avoir de ses nouvelles mais les numéros qu'il nous donnait
ne passaient jamais puis les numéros du papa d'Ousmi ne
passèrent plus.
Des années plus tard, je me rendis à Korhogo pour
rechercher son père et j'appris le décès de ce dernier.
Je ne réussis pas à trouver une adresse où joindre Ousmi
et, après avoir fait plusieurs recherches, je finis par
abandonner.
Je lui en ai d'abord voulu de ne pas avoir appelé comme
promis, de ne pas avoir envoyé de lettre. Puis je me suis
décidée à lui pardonner au fil des années et accepter le fait
que je l'avais sans doute perdu pour toujours.
Il m'a fallu dix années pour le ranger dans un coin de ma
tête et passer à autre chose. Et aujourd'hui, quinze ans plus
tard, alors que j'avais réussi à dépasser tout ça, je le
retrouve là, au mariage de ma cousine, comme dans un
rêve ou dans un film.
Ousmimi m'explique comment il a perdu le numéro de ma
mère et l'adresse que je lui avais remis, sa tante était assez
sévère et n'a pas voulu l'aider à me retrouver.
Puis, lorsque internet et les réseaux sociaux ont émergé, il
s'est mis à me rechercher en ligne mais ne m'a trouvée
nulle part.
Effectivement, je ne suis pas très réseaux sociaux et il y a à
peine deux ans que j'ai ouvert un compte Facebook. Ce
même destin ayant tout fait pour nous séparer, vient
maintenant de nous rapprocher.
Nous échangeons nos contacts, bavardons encore et
encore, nous tenons la main, en espérant ne plus nous
séparer.
*
Chapitre 5
*
Je suis au téléphone avec madame Milanne, nous
discutons de ma reprise du travail.
Les quatre derniers mois passés chez moi n'ont pas été
faciles. Ma santé revient au beau fixe et j'ai vraiment besoin
de retourner travailler. J'ai besoin de retrouver l'ambiance
du bureau avec mes collègues, retrouver les élèves et leur
joie de vivre contagieuse. J'ai besoin de replonger dans
mes dossiers, de tirer mes documents à l'imprimante, de
retrouver mes cartons de dossiers scolaires et mes feuilles
de rames toutes neuves. J'ai envie de jouer avec mon
agrafeuse, d'avoir mon bocal de stylos sous les yeux, de
passer dans les classes pour donner les informations et
contrôler les vêtements et coiffures des élèves. J'ai besoin
de les entendre me parler, de les voir s'extasier en
m'expliquant les activités qu'ils veulent organiser. Je veux
rencontrer les parents d'élèves dans la rue et avoir les
salutations chaleureuses de ces braves hommes et femmes
qui travaillent dur dans les champs d'ananas pour offrir une
éducation à leurs enfants.... Je veux sentir l'air frais, l'herbe
verte et les arbres du lycée m'entourer et me réconforter. Je
veux retourner au travail, j'adore mon travail et sans ce que
je fais, j'ai l'impression de ne pas exister.
Lorsque nous sommes rentrés de l'hôpital après mon
malaise, Ousmi a pris une semaine de congés pour rester à
la maison, prendre soin de moi et de la maison. Il se levait
le matin et faisait le ménage dans toute la maison avant de
nous faire le petit déjeuner. Il commandait ensuite le
déjeuner et le dîner en ligne, ou allait faire le tour des
restaurants en fonction de ce que je souhaitais manger. Il
m'aidait à prendre ma douche et m'habiller, me donnait mes
médicaments et s'assurait que j'étais installée
confortablement. Chaque soir, il me faisait des massages
de pieds et sortait à n'importe quelle heure, me trouver de la
glace ou des fruits, selon mes envies du jour.
Il a vraiment été formidable. Maman est venue, par deux
fois, me voir avec Soraya.
Puis, l'arrêt de travail m'a été imposé et je n'ai pas pu faire
autrement. Ousmi devait retourner au boulot alors Soraya a
pris le relais pendant deux semaines. Elle est restée à mes
côtés et ne se reposait que lorsqu'Ousmi rentrait le soir.
Lorsque Soraya est partie, j'allais mieux. J'arrivais à faire
certaines choses par moi-même. On engagea une
ménagère, une dame d'un certain âge qui venait trois fois
dans la semaine, faire le ménage et la cuisine qu'on gardait
au réfrigérateur. Ousmi ne voulait pas d'une fille de ménage
qui reste en permanence. Alors je passais la majorité de
mes journées seule, devant la télévision. La femme de
ménage ne parlait pas beaucoup.
Elle venait, faisait son travail et repartait.
Mes journées se ressemblaient et mis à part les fois où
j'appelais maman, madame Milanne ou mes collègues pour
parler un peu, je pouvais rester toute une journée sans
ouvrir la bouche, sans dire un seul mot. La solitude me
pesait énormément.
Maya est rentrée avec son fils il y a juste quelques
semaines. Elle est venue me voir et j'ai vraiment adoré
passer un peu de temps avec elle. Elle est retournée à
Adiaké et c'est l'une des raisons pour lesquelles je veux
vraiment retourner travailler. Je veux proposer à Ousmi de
me laisser retourner dans ma petite maison dans le lycée. Il
n'y a pas eu de nouvelle recrue pour le moment alors la
maison est toujours disponible même si mes affaires n'y
sont plus. Je peux mettre juste un matelas et y dormir en
semaine et rentrer à Bassam chaque week-end. Ça
m'évitera de faire le long trajet chaque jour. Au moins
jusqu'à ce que je prenne mon congé de maternité. Ça me
fera du bien mais j'imagine ce que ce sera pour lui de
dormir seul dans la maison chaque soir de la semaine et ne
pouvoir toucher mon ventre et parler à son bébé que les
week-ends. Je sais que ce n'est pas une décision facile
mais j'ai vraiment besoin de travailler, j'ai l'impression de
devenir folle toute seule dans cette maison.
Nous sommes assis tous les deux devant la télévision après
avoir dîné lorsque j'aborde le sujet. Il rit d'abord, pensant
que je plaisante puis sa mine change lorsqu'il s'aperçoit que
je suis très sérieuse. Il se lève et marche dans la pièce,
semble
désemparé et ne comprend pas ma décision.
Il a l'air d'un animal en cage, sur les nerfs et prêt à exploser.
Il n'arrive pas à comprendre que je veuille retourner
travailler sachant que c'est dangereux pour moi et pour
l'enfant de faire le trajet chaque jour. Il ne conçoit pas que je
sois prête à retourner vivre dans ma petite maison du lycée
et à m'éloigner de lui toutes les semaines, juste parce que
le travail me manque. Il est consterné que je puisse lui
proposer cela et il est catégorique, c'est non et c'est tout. Je
suis surprise par son attitude, alors j'argumente :
• Je rentrerai tous les week-ends ! Tu pourras venir me
chercher chaque vendredi, Maya et Madame Milanne
prendront soin de moi, je serai entourée.
• Il ne s'agit pas de cela. Que tu sois entourée ou pas, je
m'in- quiéterai tous les jours, je ne pourrai pas dormir
ici te sachant là-bas. Ce n'est qu'une question de
temps, pourquoi tu ne patientes pas le temps
d'accoucher avant de reprendre le travail ?
• Quoi ? Ça voudrait dire que je ne travaillerai pas avant
que l'enfant ait au moins trois mois ! Je ne suis qu'à
quatre mois de grossesse, c'est trop long pour moi,
c'est presque un an à rester ici à me morfondre toute
seule. La solitude me pèse ! Mon travail me manque,
j'ai l'impression de ne pas avoir de vie.
Mais comment le simple fait de rester seule pendant la
journée peut te rendre ainsi ? Je rentre tôt les soirs, je fais
tout pour rentrer très tôt. Les moments qu'on passe
ensemble chaque soir ne te suffisent pas ? Écoute Siamy,
tu es mariée et le mariage c'est tout ça. Tu ne peux pas
juste abandonner ton époux et partir vivre ailleurs parce que
tu t'ennuies, ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. Tu
vas rester ici et mener à bien ta grossesse, je ne veux plus
en reparler.
• Non ! Non Ousmi tu ne m'imposes pas ce que tu veux
comme ça. On discute, on fait des compromis, c'est ça
le mariage. Tu ne me dis pas fais ceci un point c'est
tout. Ce n'est pas comme ça que je conçois les
choses.
• Et pourtant, c'est ainsi ! Tu n'iras nulle part.
Pour ton propre bien et pour le bien-être de la famille, il n'y
a aucun compromis qui puisse passer ici. La meilleure des
choses est que tu restes ici et c'est ce que tu vas faire.
- Je suis restée là pendant quatre mois et je n'en peux plus !
Je déprime, j'ai besoin de retrouver ma vie Ousmi, j'ai l'im-
pression d'être en prison !
• Arrête d'être aussi puérile s'il te plaît ! Pense au bébé
et arrête ces caprices !
• Ce ne sont pas des caprices ! Je vais mieux, le
médecin a dit que je n'étais plus vraiment en danger, je
veux reprendre le cours de mon existence là où je
l'avais laissé. Arrête de faire comme si j'étais une
gamine qui ne sait pas ce qui est bon pour elle-même.
J'ai parlé avec madame Milanne et elle m'a dit que je
pouvais reprendre le boulot dès lundi alors je vais y
aller.
• Quoi ? Tu rêves ! Tu n'iras nulle part ! Et puis, depuis
quand tu prends ce genre de décision sans m'en parler
? Je compte pour du beurre ? J'ai dit que tu n'iras pas.
Et j'attends le lundi pour voir ce que tu feras.
N'importe quoi !
Il se lève et part dans la chambre. Je l'entends murmurer,
jurer et maudire et je suis choquée par la tournure que notre
discussion a prise. Il claque très fortement la porte derrière
lui et je sursaute. Je me demande comment et pourquoi on
en est là. Quelques minutes plus tard, je le vois ressortir
avec son coussin et un drap, il part s'enfermer dans la
chambre d'amis. Je reçois un message de lui les secondes
qui suivent :
*je dors ici ce soir, ne me dérange que si tu as des
contractions, sinon bonne nuit.
Je respire profondément, j'essaie de ne pas laisser la
situation m'affecter mais c'est impossible, je tremble de tous
mes membres et mes larmes me trahissent en ruisselant en
cascade sur mon visage.
Je me réveille les yeux bouffis. Je pars prendre ma douche
et faire ma prière du matin.
Je ressors de la chambre pour me faire un lait chaud quand
je remarque qu'Ousmi est sorti. La porte de la chambre
d'amis est entrouverte et il n'est pas à l'intérieur. Les
crochets de la porte principale ne sont pas mis et ses
sandales ne sont plus devant la porte. Je retourne me
coucher en me disant qu'il a dû sortir juste pour prendre l'air
et qu'il ne va pas tarder. C'est la première fois que nous
dormons séparés depuis notre mariage et j'avoue que ce
n'est pas évident.
Je commence à me demander si je pourrai supporter son
absence si je pars à Adiaké malgré tout. Je me dis que ce
n'est certainement pas le moment de laisser des choses
nous séparer. Je savais que notre première dispute
viendrait tôt ou tard mais je ne m'attendais pas à ce que ça
fasse si mal.
Qu'il m'infantilise et m'impose son point de vue sans
prendre en compte mes besoins me blesse énormément
mais le fait qu'il me menace encore plus. Si je pars vraiment
au boulot ce lundi, que va-t-il faire ? Divorcer ?
Me battre ? Me punir ? Je me pose la question mais
je sais au fond de moi que je n'ai pas envie de voir ça car
quoique ce soit, ça fera mal, et je ne veux pas avoir mal.
Chapitre 7
Je suis restée au lit pendant des jours.
N'eut été la diligence et la gentillesse de Safiatou, mon
aide- ménagère, je ne sais pas ce qui serait advenu de moi.
Je pleurais sans cesse, je ne voulais pas et ne pouvais pas
allaiter Farah du fait de mon état psychologique et
physique.
Safiatou s'occupait de la petite et de moi.
Elle lui donnait le biberon et la berçait.
Elle me forçait à manger et à prendre mes médicaments et
mes douches. Elle sortait marcher avec la petite pour que je
puisse dormir et parfois, elle restait souvent à mon chevet,
inquiète et triste pour moi. Je n'arrivais plus à me regarder
dans le miroir.
L'image que me renvoyait mon reflet était difficile à accepter
pour moi. J'avais perdu ma belle chevelure soyeuse et
bouclée, je n'avais plus qu'une petite touffe sèche et rêche
à la place. Ma peau était devenue extrêmement sèche, ma
cicatrice qui était très visible, tiraillait, grattait et picotait.
Mes pieds et mes mains étaient devenues calleuses et ce
masque de grossesse avait hyper pigmenté mon visage et
mon cou qui étaient à présent parsemés de points noirs.
Mon poids était le pire pour moi : j'avais pris plus de quinze
kilogrammes et mon ventre semblait contenir un second
bébé. J'avoue que je n'avais rien fait pour arranger cela
mais comment faire ? Par quoi commencer ? Il fallait que je
sois assez lucide mentalement pour penser à me faire belle.
Je me suis mise à lire des articles sur le baby blues et la
dépression post partum. J'essayais de comprendre ce qui
m'arrivait et comment reprendre le dessus.
Ousmi est rentré un lundi soir. J'avais accouché depuis
deux mois et trois semaines déjà. J'appréhendais son retour
autant que je l'attendais, car j'avais peur de la façon dont il
verrait cette nouvelle personne que j'étais devenue. J'avais
peur qu'il ne m'aime plus, ne me désire plus.
Il me serra dans ses bras pendant longtemps, très
longtemps au point où j'en perdis la notion du temps. Il
pleura, me remercia, me bénit et me félicita. Il se baissa
même pour m'embrasser les pieds et me remercia pour ma
patience et pour tout. Je fus émue aux larmes. Lorsque
Safiatou lui déposa la petite Farah dans les bras, il éclata
en sanglots et pleura comme un enfant. La petite était déjà
si grande!
Même Safiatou ne pût retenir ses larmes face au spectacle
qu'il nous offrit.
Pendant presque un mois, il resta près de nous, à prendre
soin de nous, Farah et moi. Il m'offrit plusieurs soins en
institut de beauté, ainsi que des massages complets.
Au bout d'un moment, je recommençais à me sentir mieux.
J'entrepris de perdre du poids en faisant du sport et en
changeant mes habitudes alimentaires. Il paya pour que je
sois suivie par un diététicien. Dès que j'émettais le désir de
faire quelque chose, il mettait tous les moyens en œuvre
pour que je puisse le faire. Peu à peu, je recommençais à
avoir confiance en moi et à apprécier la vie que j'avais. Il
était tellement proche de sa fille que j'en étais parfois
jalouse. Ousmi était tellement un
bon père que j'avais l'impression qu'il avait déjà eu des
enfants avant. Il s'y connaissait tellement et s'y prenait si
bien...
*
Soraya va se marier ! Elle va épouser Hamid. J'ai beau être
heureuse pour elle, j'ai peur et je m'inquiète. Je ne veux pas
qu'elle souffre, qu'elle ait de mauvaises surprises après le
mariage ou qu'il lui arrive de tristes choses. Je lui ai donné
tous les conseils que je pouvais, je ne peux que prier
maintenant pour que tout se passe bien pour elle.
Une femme amoureuse est impossible à convaincre dit-on,
que pourrais-je donc faire de plus que prier ? Je prie pour
qu'elle ne souffre pas un jour comme j'ai souffert sans
pouvoir lui en parler.
Ousmi est rentré un soir tout joyeux et m'a annoncé qu'Alice
avait décidé de retourner en Australie et qu'elle était enfin
d'accord pour divorcer. Il m'a montré les messages où elle
lui disait avoir tout essayé et qu'elle n'en pouvait plus.
Mitigée, gênée pour elle mais assez soulagée, j'ai soufflé et
accepté que mon cauchemar tirait enfin à sa fin.
Il me fit la surprise de m'emmener à San Pedro le week-end
suivant le départ d'Alice.
Le voyage se fit en avion, on logea à l'hôtel la baie des
sirènes. J'y fis ma première balade en hélicoptère, pour
admirer la beauté de la côte et sa biodiversité. On alla
visiter les piscines naturelles de Tabaoulé, les petites
cascades, le village des pêcheurs et le rocher des
amoureux. On profita des feux de bois nocturnes en
bordure de mer et l'atmosphère s'y prêtait tellement que je
réussis à faire abstraction de tout ce qui s'était
passé. Je lui ouvris à nouveau mon cour et reposai encore
sur lui, mes espoirs d'un lendemain meilleur et sans
embûches.
A notre retour, il m'a acheté une belle voiture neuve. Les
vacances scolaires étant là, j'avais quelques mois pour
apprendre à conduire afin qu'à la rentrée je puisse me
rendre à Adiaké toute seule. Il se proposa de m'apprendre
mais après plusieurs disputes pendant l'apprentissage, il
finit par engager quelqu'un d'autre pour le faire.
Les préparatifs du mariage de Soraya vont bon train. Avec
Sita et Adja, nous faisons toutes les boutiques d'Abidjan à
la recherche des meilleurs tissus pour les vêtements de
Soraya et les nôtres. Nos courses se terminent toujours par
des découvertes culinaires inédites dans les restaurants.
Nous terminons nos plats et discutons un bon moment
avant que je me décide à rentrer chez moi. Je traine un peu
les pas car Ousmi est en voyage pour un séminaire à
Yamoussoukro depuis deux jours. J'arrive à la maison et
Safiatou m'informe que quelqu'un a livré un colis pour moi.
Je me dépêche d'aller voir ce que c'est et je découvre une
magnifique robe rouge de chez Yaba signature. J'en rêvais
depuis quelques semaines. Il y a une carte et un mot. C'est
Ousmi qui m'invite à dîner car il rentre plus tôt que prévu. Je
suis aux anges, je retrouve à nouveau la paix et l'amour
dans mon foyer et je remercie Dieu de m'avoir donné la
force et le courage de traverser ces épreuves et m'en sortir.
J'arrive au restaurant de l'hôtel qu'il m'a indiqué, il
m'accueille comme une reine. Il me dit avoir pris une
chambre afin qu'on puisse y passer la nuit après avoir
mangé. Il a un autre cadeau pour moi qu'il m'offre après le
dîner : un joli collier en or avec un pendentif en perle
authentique. Il me le met au cou et n'arrête pas de me faire
des compliments. Je me sens belle, unique et désirable à
travers ses yeux.
Après avoir fini de diner, nous discutons pendant un long
moment et je demande à aller aux toilettes. J'y vais donc et
en revenant, je rencontre un ami de longue date, voisin de
classe pendant ma formation à L'École Normale
Supérieure. Je m'attarde un peu pour discuter avec lui.
Nous rions tous les deux en revenant ensemble dans le
restaurant puis au moment de le laisser, celui-ci me retient
en me tenant la main et me tend son téléphone pour que j'y
inscrive mon contact. Je n'y trouve pas d'inconvénient, alors
je le fais. Il me serre la main encore une fois et se dirige
vers le Bar où il est attendu. Je me dirige vers notre table.
Au moment où je m'apprête à m'asseoir et lui dire qui j'ai
rencontré, Ousmi se lève brusquement et s'engage vers la
sortie. Paniquée, ne sachant pas ce qui se passe, je me
lève et le suis dehors. Je le retrouve debout devant sa
voiture, le poing fermé. Je ne comprends pas ce qui se
passe.
• Ousmi, qu'est-ce qui ne va pas ?
• Tu te moques de moi, n'est-ce pas ? Tu veux
m'humilier, c'est ça? Eh bien, bravo!
• Mais ... qu'est-ce qu'il y a ? Explique-moi, je ne te
comprends pas, qu'est-ce qui se passe ?
• Monte! On part à la maison.
• Mais ... le restaurant...la chambre
d'hôtel... ?
- J'ai dit monte, on part. Je ne resterai pas une minute de
plus ici. J'ai déjà payé les plats, la chambre j'ai annulé,
allons !
• Mais explique moi au moins ce qui se passe !
• Tu te fous de moi Siamy ! Tu te fous de moi ! C'est ce
que tu as trouvé pour te venger hein, fricoter avec
n'importe qui sous mes yeux, laisser les gens te
toucher n'importe comment comme une vulgaire
prostituée !
Tu oses même rire pendant qu'il te touche la hanche et pour
couronner le tout, tu donnes ton numéro ?
- Mais purée Ousmi, tu n'es pas sérieux là ?
C'est un ami d'école, mon ex voisin. Il avait perdu mon
contact alors je le lui ai redonné et puis, il ne m'a pas
touché la hanche, il m'a seulement serré la main, d'où est-
ce que tu sors ça ?
• Je vous ai vus de mes propres yeux! Ose me dire que
j'ai mal vu.
• Eh ben dis-donc, quel culot ! Tu oses faire le jaloux
après ce que tu m'as fait vivre ? Toi qui trompe ta
femme avec m...
Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase que la gifle part,
sifflante, brûlante. La violence du coup me fait perdre
l'équilibre et je tombe sur le bitume cassant l'un de mes
talons et frottant mon genou sur le goudron. Je suis
déstabilisée, mon visage me brûle et mon cour bat tellement
fort que je suffoque. Il se rue vers moi et essaie de m'aider
à me relever, je le repousse.
Il n'arrête pas de me répéter qu'il est désolé mais je ne
l'entends plus, mes oreilles bourdonnent encore et les
larmes envahissent mes yeux. Bon Dieu, qu'est-ce qui se
passe ? Qu'est ce qui ne va pas avec nous? Il se met à
genoux et se met à me supplier « je ne sais pas ce qui m'a
pris, je suis désolé, pardonne moi, je suis désolé...».
Certaines personnes s'approchent de nous et me
demandent pardon sans même demander ce qui se passe.
Je ne réponds pas mais je finis par me relever et monter
dans la voiture pour rentrer à la maison avec lui.
Le mariage de Soraya est dans deux jours et j'ai prévu aller
passer ces jours avec elle. J'ai fait mes affaires et celles de
Farah et nous sommes parties avec Safiatou.
J'ai passé plus de deux semaines sans adresser la parole à
Ousmi. Cette fois-ci, j'ai carrément quitté notre chambre
pour dormir avec Farah dans la sienne. Pauvre Safiatou, j'ai
pris sa place dans le lit et lui ai donné une couette pour
dormir par terre. Je n'en reviens toujours pas qu'il m'ait
porté main, même si ce n'est qu'une gifle. Il s'excuse depuis
chaque jour et se fait tout petit dans la maison mais j'ai peur
que ce ne soit le début de quelque chose de mauvais. Je
me remets à peine de sa trahison avec l'autre qu'il vient en
rajouter avec de la jalousie mal placée. Lui qui n'a toujours
pas divorcé et qui n'arrive pas à me dire concrètement ce
qui se passe avec cette femme depuis son retour en
Australie, est très mal placé pour se plaindre du fait que je
donne mon numéro à un ami.
Chaque jour, il me glisse des mots et des cartes sous la
porte de la chambre de Farah avant d'aller au travail. Il
ramène les friandises et des en-cas que j'adore et me fait
parfois livrer des fleurs. J'ai l'impression qu'au-delà du fait
de s'excuser sincèrement, il pense que les cadeaux
peuvent tout changer, ce qui n'est pas le cas. J'ai besoin
d'être rassurée qu'il ne le fera plus jamais.
J'ai besoin d'une assurance, d'une garantie, n'importe
laquelle.
Cette nuit, je l'ai entendu pleurer dans la chambre et j'ai
beau faire la dure, ça m'a fendu le cœur. J'ai eu envie d'y
aller et de le prendre dans mes bras. Safiatou l'a aussi
entendu et avec la mine triste elle m'a dit ce matin « tantie
s'il te plaît, il faut pardonner à tonton, à cause de Dieu... ».
Le grand jour est enfin arrivé, je me suis réveillée aux côtés
de ma petite sœur chérie.
Nous avons prié ensemble puis pris le petit déjeuner. La
maquilleuse et la coiffeuse sont arrivées quelques temps
plus tard et avec maman, nous avons tout mis en place
pour qu'elle soit prête à temps pour la mosquée.
Elle est si belle et rayonnante que nous ne pouvons nous
empêcher de verser quelques larmes. Bilal, qui a dû rentrer,
nous taquine en disant que Soraya et moi avons décidé de
nous marier exprès à deux ans d'intervalle juste parce qu'il
nous manque et qu'on veut le faire venir à Abidjan. On en
rigole tous.
Après la lecture coranique d'ouverture, L'imam débute la
cérémonie avec des conseils puis un prêche sur
l'importance du mariage, les responsabilités des époux et
l'importance du pardon dans la vie de couple. Son
enseignement me touche profondément. Je jette un coup
d'œil dans la rangée des hommes et mes yeux croisent
ceux d'Ousmi, qui semble verser des larmes.
Après la mosquée et les photos, nous arrivons au lieu de
réception. Les mariés font leur première entrée et nous
dansons un peu avec eux avant de faire une haie autour
d'eux et les admirer célébrer. Ils sont si beaux !
Je me rappelle de mon jour et de combien j'étais heureuse
d'épouser Ousmi. J'aimerais tellement pouvoir effacer tout
le négatif que nous avons vécu
pour ne garder que le positif. J'aimerais tellement qu'on
efface tout le mal et que notre quotidien ne soit que
bonheur !
Il s'approche et m'invite à danser, je ne refuse pas, je lui
prends la main et nous nous suivons sur la piste de danse.
L'ambiance me fait oublier un peu nos déboires, nous rions,
chantons et dansons.
Et je peux voir de la fierté dans les yeux de nos proches, je
peux voir de l'admiration des gens envers nous mais aussi
de l'envie et de la jalousie de certaines personnes. Ce
moment me donne envie de consolider ce couple, de faire
durer cet amour que nous ressentons l'un pour l'autre, de
préserver notre mariage et notre foyer.
Chapitre 8
Maya est assise en face de moi et me tient la main, son
regard est triste et larmoyant.
Dehors, Farah et Curtis, le fils de Maya, jouent avec
Safiatou. Je les entends rire, courir et crier de joie. Comme
j'aimerais revenir à ces moments d'enfance où l'innocence
de nos gestes était belle ! Comme j'aimerais ne plus avoir
toutes ces responsabilités, ne pas avoir à affronter les
lourdes réalités de la vie d'adulte et tout le corollaire de
souffrance qui accompagne cette vie. Je voudrais pouvoir
courir dans les herbes comme avant, à la recherche de
jolies sauterelles, m'extasier devant les fleurs et les
papillons, rouler dans le sable et dans les flaques d'eau en
riant.
J'aimerais courir dans la savane comme autrefois, jouer à
cache-cache avec mes amis, grimper sur le cou de mon
père et danser de joie face aux bons plats de ma mère.
J'ai l'impression que, maintenant adulte, les choses n'ont
plus la même saveur ni la même beauté à nos yeux. Les
choses ne sont plus aussi magiques quand on grandit, on a
l'impression que la vie qui nous est offerte a été diluée et
n'est plus qu'une pâle copie de tout ce qui existait dans
notre enfance.
Je ne sais pas trop comment ni pourquoi, mais Maya a
recommencé à sortir avec Fancy à l'insu de sa mère. Elle
m'a même confié qu'elle s'était rendue plusieurs fois à la
Maison d'Arrêt et de correction d'Abidjan (MACA) pour le
voir lorsqu'il y était encore détenu. Elle n'a connu et ne
connaît que lui en tant qu'homme, et elle a beau vouloir
suivre les conseils
de sa mère et s'éloigner de lui, elle n'y arrive pas. Elle rêve
d'un monde où ils pourraient vivre ensemble avec leur fils,
elle n'arrive pas à lui en vouloir pour ce que sa femme et
ses belles soeurs lui ont fait, elle l'aime malgré tout.
J'aurais voulu lui dire d'arrêter tout ça et que ce n'était pas
sain encore moins correct, j'aurais voulu pouvoir lui hurler
dessus, lui demander d'ouvrir les yeux parce que cet
homme ne fera que lui gâcher la vie davantage. J'aurai
aimé la mettre face à un miroir et lui montrer les cicatrices
encore visibles de son agression, de ce qu'elle a subi ce
soir-là pour Fancy et lui dire qu'il n'en vaut vraiment pas la
peine. Mais je n'ai rien pu lui dire. Peut-être parce que moi
aussi, j'en suis à rêver d'une vie où Ousmi ne serait pas ce
menteur, manipulateur et violent homme que je découvre.
Peut-être parce que moi non plus je n'arrive pas à cesser
d'aimer quelqu'un qui me pousse vers ma perte.
Toutes les deux nous rêvons d'offrir à nos enfants une vie
avec leurs pères, dans une famille soudée et heureuse
même si la réalité se charge de nous montrer que nous
avons choisi à ses enfants, des pères avec qui ces rêves
seront difficiles à réaliser. Mon souhait en ce moment est
que rien de tout ce qui s'est passé ne soit vrai.
J'imagine un monde où Ousmi ne m'a pas battue, deux fois.
Un monde où il ne m'a pas menti et fait de moi une seconde
épouse, pire, une maîtresse. Un monde où il n'est pas si
jaloux et si impulsif. Un monde où il est seulement doux,
généreux, attentionné et drôle. J'imagine ce monde où le
Ousmi de mon enfance serait encore là et ne serait pas
cette pâle copie que la vie d'adulte m'a donné.
Mais je ne fais qu'imaginer parce que regarder la réalité en
face fait très mal.
Maya et moi nous tenons les mains, tristes, fatiguées et
malmenées par la vie. Nous essayons de trouver en nous,
la force de faire face à nos démons.
Je suis retournée dans ma petite maison au lycée depuis
presque deux mois. J'ai pris quelques affaires et je suis
venue, avec Farah et Safiatou. C'était le seul endroit où je
pouvais trouver refuge après ce qui s'est passé. Si j'avais
su que Ousmi prendrai si mal le fait que Karim me
raccompagne, je serais descendue beaucoup plus loin et
j'aurais marché pour atteindre la maison. Je me suis dit que
cette histoire de jalousie était derrière nous. Il sait que je l'ai
choisi lui et pas Karim. Il sait que jamais je ne ferais quoi
que ce soit qui puisse mettre notre relation en danger, mais
la colère a eu raison de lui. Il s'est emporté et j'ai fini avec
une côte brisée, un oeil au beurre noir, des déchirures, des
contusions et des hématomes partout.
Je saignais déjà du nez et du front quand Rita et Safiatou
ont commencé à taper la porte en hurlant. Il a donc ouvert
et est parti.
Rita m'a conduite à l'hôpital et j'ai dû mentir aux médecins
j'avais été agressée par un groupe de jeunes voyous en vue
de me voler mon téléphone. La dame qui m'a soignée ne
m'a pas crue mais vu que j'insistais sur ma version des
faits, elle n'a rien dit. En partant, elle m'a remis un
prospectus que j'ai juste glissé dans mon sac sans le lire.
Une fois à la maison, j'ai pris mes médicaments et je me
suis couchée.
Bizarrement, j'ai eu très mal physiquement mais je n'ai pas
senti cette douleur morale désagréable ressentie la
première fois qu'il a osé lever la main sur moi. C'était
comme si au fond de moi, je savais qu'il le referait et que
mon esprit s'était préparé à cela. C'était comme si mes
limites avaient été repoussées au point où cette bastonnade
avait été acceptée par mon corps comme étant quelque
chose de normal. J'ai ressenti de la peine pour moi mais
aussi pour lui. Je sais qu'il a de plus en plus de mal à
contrôler ses accès de colère.
Je sais aussi qu'il regrette très profondément juste après et
qu'il s'en veut à mort. J'aurais tellement voulu pouvoir l'aider
à y voir plus clair et trouver une solution.
Lorsqu'il est rentré le lendemain, tête baissée, regard fuyant
et les yeux bouffis, il m'a annoncé qu'il avait pris rendez-
vous avec un psychologue et qu'il comptait se soigner, afin
de ne plus jamais recommencer. Il s'est affalé par terre et a
pleuré pendant près d'une heure. Il avait peur de me perdre,
peur que je ne le quitte pour Karim, peur que je lui arrache
son enfant disait-il. Il pleura comme un gamin puis prit
quelques affaires et s'installa à l'hôtel pour quelques jours,
pour me laisser du temps pour réfléchir.
« Siamy, je sais qu'il a très mal fait de te battre ainsi et ce
n'est pas normal mais il t'aime ! Tu sais, les hommes se
laissent trop souvent guider par leur ego. Il était en
compétition avec ce type avant de t'épouser, il sait que tu
étais amoureuse de ce monsieur et il ne se sent pas en
sécurité face à lui.
Le fait que tu sois restée avec lui dans son véhicule à rire et
discuter jusqu'à venir garer devant ton portail est un
manque de respect envers ton mari. À quel moment tu
ramènes ton ex chez toi en tant que femme mariée ? Je ne
dis pas qu'il devait te taper pour ça, mais comprends que tu
as un peu mal agit aussi et que le
diable a profité de sa faiblesse pour vous conduire à cette
situation. Prends le temps pour y réfléchir mais s'il te plaît,
n'abandonne pas ton foyer pour ça. Il regrette
profondément, vous pouvez encore arranger les choses ».
C'est le discours que m'a tenu Rita lorsque je lui ai expliqué
ce qui s'est passé. Je ne lui ai pas dit que c'était déjà la
deuxième fois et que cette fois était beaucoup plus violente
que la première fois. J'ai cru en ce qu'elle a dit, je me suis
sentie un peu coupable de tout ça. Je n'ai pas réussi à trop
lui en vouloir, malgré moi.
J'ai juste eu peur qu'il n'arrête plus et que cela devienne
notre quotidien.
Il est revenu quelques jours plus tard et nous avons
longuement parlé. Je lui ai fait part de mes craintes et pour
me rassurer, nous sommes allés voir un thérapeute
ensemble le lendemain. Je suis ressorti de là avec
beaucoup d'espoir et j'ai médité longuement sur mon sort.
J'ai fini par me dire que Dieu me mettais à l'épreuve parce
que j'avais eu l'habitude d'avoir le cour dur et être
intransigeante sur beaucoup de choses.
Je devais apprendre à être plus souple, à pardonner, à
comprendre les autres et les aider. Je voulais donc aider
Ousmi à aller de l'avant, à guérir et à changer.
Cependant, malgré les séances qu'il me disait faire chez le
thérapeute, un mois jour pour jour après, il a recommencé.
Il ne m'a pas vraiment agressé cette fois-ci mais il a encore
eu un gros accès de colère pendant lequel il a lancé des
objets au mur et cassé des verres.
Les morceaux de verre brisé ont blessé Farah.
C'est après cela que nous avons décidé que je vienne
m'installer à Adiaké pour quelques mois avec Safiatou et
Farah.
C'est en fouillant dans mon sac à la recherche d'un carnet
que je suis tombée sur le prospectus reçu à l'hôpital le jour
de l'incident. Le prospectus était celui d'une association qui
lutte pour les droits des femmes et contre les violences
basées sur le genre (VBG), appelée "La Ligue ivoirienne
des droits des femmes". J'ai longtemps regardé ce bout de
papier sans vraiment savoir quoi en faire. En quoi est-ce
que ces gens pouvaient m'aider ? Sauraient-ils faire
changer Ousmi et le soigner ? Pouvaient-ils m'offrir un foyer
harmonieux et la paix dans ma vie ?
C'était tout ce que je voulais et rien d'autre.
J'ai quand-même gardé ce papier dans mon portefeuille et
enregistré le numéro dans mon téléphone, tout en espérant
ne pas avoir besoin de les appeler un jour.
Nous sommes là depuis plus de deux mois et Ousmi passe
très souvent, pour nous voir et passer du temps avec Farah.
Lorsqu'il vient, il est toujours superbement habillé et
parfumé et a toujours un petit cadeau, pour moi et pour
Farah. Il reste souvent très tard et nous bavardons, au clair
de lune, devant la porte jusqu'à ce que les chats de nuit et
autres animaux nocturnes cessent de hurler et laissent
place au silence de l'aube naissante. Il a déjà insisté pour
passer la nuit, quelques fois. Mais j'ai toujours poliment
refusé. Toujours, jusqu'à il y a deux semaines où je n'ai pas
pu résister. Mon corps privé de douceur et de câlins depuis,
j'étais à fleur de peau. Il a su appuyer là où il fallait, dire ce
qu'il fallait, murmurer à mon oreille comme il sait si bien le
faire et toucher à ce qu'il fallait pour me faire perdre le
contrôle.
Tôt le lendemain, il est parti et je ne m'en suis pas vraiment
voulu car il est toujours mon époux. Et même si j'aurais
voulu que les choses se passent autrement, je suis toujours
amoureuse de lui, toujours aussi accro à lui et j'ai toujours
aussi envie de lui lorsqu'il est près de moi.
Mon travail est la meilleure chose que j'ai dans ma vie en ce
moment et je m'y donne à fond. Je revis presque toutes ces
choses que je vivais ici lorsque j'étais encore célibataire
mais cette fois, j'ai ma fille auprès de moi et un mari qui
essaie d'être présent pour moi. Je sais qu'on ne va pas
rester éternellement ici et qu'il va falloir un jour où l'autre,
que je rentre à la maison. Mais pour le moment, j'essaie de
soigner mon coeur et penser à autre chose.
Chapitre 9
La climatisation de la salle me fait trembler de froid. Mais je
pense que la peur et l'inquiétude extrême y sont pour
beaucoup aussi. Je suis là depuis une demi-heure déjà et
j'ai l'impression d'avoir passé une éternité dans cette salle.
J'ai appelé la présidente de la Ligue pour lui expliquer la
situation, elle m'a donc mis en contact avec la responsable
juridique, MIle Goli, qui a pu me rassurer et m'orienter.
Celle-ci a même pu parler à l'agent qui m'a reçue et à
présent, j'attends qu'il revienne me chercher pour
l'interrogatoire. Je suis stressée et déboussolée mais
j'essaie de ne pas le laisser paraître. En sortant, j'ai
demandé à Safiatou de faire ses valises et celles de Farah
et j'ai demandé à Soraya de passer les chercher et de les
emmener chez elle. Je ne sais pas combien de temps je
ferais dans cet endroit, j'ai promis lui expliquer lorsque
j'aurais terminé.
Les mains moites et tremblantes, j'observe les agents
autour de moi. Certains, clapotant sur leurs ordinateurs,
d'autres faisant des tirages sur les imprimantes, d'autres
encore au téléphone, certains concentrés à écrire dans des
blocs notes... ils ont tous l'air si grave et sérieux. Un agent,
très grand et assez baraqué sort de l'une des salles, un
bout de papier à la main et plusieurs badges lui pendant au
cou. Il prononce mon nom et directement, je me lève pour
lui faire face. Il me fait signe de le suivre.
Nous sommes assis l'un en face de l'autre dans une petite
salle très éclairée. Deux gardes en tenues sont postés
devant la porte avec des armes. Il me fait lire et signer un
document puis commence à m'interroger:
• Mlle Massiami Traoré c'est ça ?
• Oui monsieur.
• Vous êtes la compagne du sieur Ousmane
• Sylla?
• Oui monsieur.
• Avez-vous des enfants avec lui ? Si oui, combien ?
• Oui, nous avons une fille.
• Et vous vivez en concubinage depuis combien de
temps?
• Quatre ans et quelques mois
• Le saviez-vous marié à Madame Alice Riley
• Rodgers?
• Je l'ai découvert il y a quelques temps monsieur.
• Avait-il avec vous, contracté un engagement formel ou
un mariage quel qu'il soit?
• Oui monsieur, nous sommes mariés religieusement et
aussi coutumièrement.
• Monsieur Sylla ne vous avait donc pas informé du fait
qu'il soit déjà marié à
• Madame Rodgers ?
• Non monsieur l'agent, comme je vous l'ai dit, je l'ai
découvert bien après...
• Aviez-vous déjà rencontré Madame
• Rodgers?
• Heu... oui, deux... trois fois ...
• Et quels étaient vos rapports ?
• Hummm... je ne saurais le dire car nous n'avions
aucun rapport toutes les deux.
• N'avez-vous pas eu à parler, ces deux ou trois fois ?
La première fois non, nous nous sommes vues de loin. La
seconde fois, elle m'a agressée et menacée et la troisième
fois c'était il y a quelques heures lorsqu'elle est venue chez
moi.
- J'allais y venir. Qu'est-ce ce que Madame Rodgers est
allée faire chez vous?
• Je ne sais pas monsieur l'agent. Elle est sûrement
venue chercher Ousmane, je dormais quand je les ai
entendus se disputer dans la cour. Je suis sortie voir
mais elle n'a pas tardé à partir.
• Est-ce vrai que monsieur Ousmane l'a directement
suivie ?
• Oui monsieur, il est parti juste cinq minutes après elle.
• A-t-il dit ou fait quelque chose qui aurait pu vous alerter
sur ce qu'il comptait faire?
• Non monsieur.
• Vous en êtes sûre ? Il n'a pas dit un seul mot ?
Réfléchissez bien ! Vous avez intérêt à ne rien omettre.
• .... humm... je crois ... je pense qu'il a juste dit " je vais
régler ça, je reviens "rien de plus.
Pensez-vous qu'il avait l'intention d'assassiner madame
Rodgers?
- Je ne pense pas, je suis sûre que c'est un
accident.
• Monsieur Sylla est-il parfois violent ? Lui arrive-t-il de
taper ou autre?
• Heuu... non non Monsieur l'agent.
• Vous tremblez ... votre regard est fuyant... vous
semblez vouloir cacher quelque chose.... Je reprends
ma question. Monsieur Sylla a-t-il déjà été un peu
violent ou brutal à votre égard ? Vous a-t-il déjà
molestée, tapée, poussée ou quelque chose du genre
?
• Hummm... hummm...
Je veux bien pouvoir dire non, rester sereine et le protéger
jusqu'au bout car je sais que ce témoignage si je le fais ne
sera en aucun cas en sa faveur. Je comprends que ce que
je dirais peut l'enfoncer encore plus, je veux pouvoir mentir
sans que mon langage corporel ne me trahisse. Je veux
pouvoir le défendre et lui peindre un profil de saint afin de
ne pas l'enfoncer plus qu'il ne l'est actuellement mais je n'y
arrive pas.
Mes mains tremblent et ma voix aussi. Le regard du
monsieur sur moi et ceux des gardes armés devant la porte
m'intimident, j'ai chaud et j'ai froid en même temps, je finis
par éclater en sanglots.
Après avoir pleuré un bon quart d'heure, une dame vient me
voir et me parle, je pense qu'elle doit être psychologue ou
un truc comme ça parce qu'elle arrive à calmer mon
angoisse et me faire dire les choses sans avoir l'impression
d'être en train de trahir Ousmane. Puis, l'agent et elle
m'expliquent clairement ce qui s'est passé et ce qui va se
passer.
Ousmane et Alice se sont battus une fois chez elle, il a
essayé de l'étrangler, elle a réussi à l'assommer avec une
lampe de chevet. Il l'a ensuite poussée violemment et elle a
atterri dans sa chute sur une grande statue qui lui a brisé la
nuque sur le champ.
A l'évocation de la scène, je suis prise d'un malaise car j'ai
déjà vécu pareil avec lui. La femme de ménage étant là, elle
a vu toute la scène et a appelé la police. Il a voulu s'enfuir
mais la jeune femme a alerté tous les voisins et c'est ainsi
qu'il a été maintenu en laisse par la foule et remis à la
police dès leur arrivée. Certains voisins ont témoigné du fait
qu'ils se bagarraient très souvent et que plusieurs fois, ils
avaient entendu des cris, des bagarres et vu des traces de
violences sur elle.
Il a donc été placé sous mandat de dépôt et est dans une
cellule dans leurs locaux, il sera déferré dès demain à la
maison d'arrêt et de correction d'Abidjan (MACA).
L'ambassade du Royaume-Uni en Côte d'Ivoire a été
informée des dispositions à prendre.
Je comprends qu'il risque énormément et je comprends que
mon monde tel que je le connaissais jusque-là vient de
s'écrouler à tout jamais.
Je demande à le voir mais ils ne m'autorisent pas à le faire.
Je dois revenir demain pour un autre interrogatoire. On
m'interdit de quitter le grand Abidjan. Je laisse à leur
disposition tous mes contacts, ceux de maman et de Soraya
ainsi que leurs adresses.
On m'informe cependant que je pourrais le voir dans trois
jours ou plus, quand il aura été déféré.
Il est pratiquement vingt-trois heures lorsque je suis enfin
libérée de leurs locaux.
Assise dans ma voiture, je me demande ce que je vais
devenir après tout ça. Une réalité douloureuse me frappe
tout à coup en plein visage: ça aurait pu être moi !
J'aurais pu être celle qui passera cette nuit à la morgue, en
attendant l'autopsie.
J'aurais pu être celle qui vient de quitter ses enfants à tout
jamais. Ces bagarres que notre entendement minimise, ces
violences que nous peinons à définir comme violences à
notre encontre parce qu'on a riposté à un moment donné,
ces coups soudains que nous encaissons sans com-
prendre et auxquels on finit toujours par donner des
explications logiques parce qu'on ne veut pas admettre la
vérité... tout ça, ce sont des choses qui tuent !
Ce sont des choses qui peuvent nous arracher à la vie si
brus- quement. On ne sait jamais quel coup sera le coup
fatal. On ne sait jamais d'où viendra la dernière fois, la fois
de trop, celle qui nous coûtera la vie. On arrive pourtant à
éluder ces choses si facilement, à passer outre et se dire
que ce n'est rien en fin de compte. Nous sommes
conditionnées pour penser que ce sont des choses qui
arrivent, des choses à surmonter. Et puis un jour, on finit
par rejoindre le grand nombre des statistiques des femmes
mortes sous les coups.
Ça aurait vraiment pu être moi, ce soir.
Il y a juste quelques heures, Alice était encore dans ma
maison, tirant les cols d'Ousmi et me lançant des injures. Il
y a juste quelques heures, elle a conduit sa voiture, pleine
de vie, de Cocody à Bassam.
Il y a quelques heures, elle a sûrement dû parler à ses
enfants par appel vidéo, à sa mère aussi, peut-être. Il y a
quelques heures à peine, elle existait, c'était une femme,
une épouse, une mère, une fille, une amie... et même si
pour
moi c'était une coépouse gênante, je ne peux m'empêcher
d'être profondément bouleversée par son décès. Je ne peux
empêcher mon cœur d'être affligé par cette fin si absurde et
si dramatique.
je ne peux pas conduire, je ne fais que pleurer et je suis
comme dans un état de traumatisme. J'appelle Soraya et lui
demande de venir me chercher. Je lui explique que j'ai ma
voiture mais que je ne peux pas conduire. Elle me demande
de me calmer et envoie Hamid me chercher.
Une semaine est passée et je ne sais toujours pas où j'en
suis. Je suis restée terrée dans la chambre d'amis de
Soraya tout ce temps, je ne suis sortie que pour aller
répondre aux inter- rogations de la brigade de recherche de
la police. Soraya a bien voulu nous garder chez elle
quelque temps. Je n'ai pas voulu aller chez maman, parce
que c'est le premier endroit où la famille et le quartier iront
me chercher, juste pour satisfaire leur curiosité.
Comme il fallait s'y attendre, l'affaire est parue dans les
médias, alors elle a fait la une. Nous sommes embarqués
dans une affaire diplomatique qui oppose deux pays et ce
n'est pas le genre d'histoire qui passe sous silence. Les
gens sont choqués bien évidemment par le meurtre mais
aussi et surtout par le fait que cette dame était son épouse.
Je suis vue par certains comme la maîtresse pour laquelle
le jeune homme a assassiné son épouse. D'autres me
voient comme la victime d'un foyer polygamique violent.
D'autres encore me voient comme la complice du meurtre
et certains autres comme la manipu- latrice, l'instigatrice de
tout.
A la police, je n'ai fait que raconter encore et encore la
même histoire, mon histoire, ma vérité. Je n'ai toujours pas
eu l'occasion de voir Ousmane et je suis dans une situation
de détresse sans nom. Je ne mange plus, aucune
nourriture n'arrive à passer même si je me force pour ne
pas donner l'impression à mes hôtes, de me laisser mourir.
Je n'arrive pas à dormir et c'est bien ça le pire. Mon esprit
est tourmenté, je fais des cauchemars à répétition et des
crises d'angoisse, je ne sais pas comment m'en sortir, c'est
atroce. Parfois, j'ai juste envie de dormir et de ne plus me
réveiller. Prendre des cachets et dormir, juste pour avoir la
paix et le repos, c'est vraiment très difficile à vivre.
.
Chapitre 10
Je pose ma tasse de chocolat chaud juste devant moi, sur
la petite table ronde dans le coin. J'ajuste ma chaise et la
colle bien à l'angle du mur avant de m'installer.
Le grand pot de fleurs posé devant la seule petite entrée
qu'il y a entre les deux grandes étagères pour atteindre ce
petit coin dissuadera quiconque essayera de se faufiler
jusqu'à moi. Je suis comme dans une bulle, coincée entre le
mur et les deux grands blocs de bois très hauts, des
étagères de bibliothèques sur lesquelles les livres
s'empilent.
Des livres, colorés, poussiéreux, joyeux ou tristes. Des
livres instructifs, des romans, des livres de fiction, de
science ou des encyclopédies.
J'ai appris à aimer la présence des livres,
j'ai commencé par les ouvrir et je n'ai plus réussi à
m'arrêter. Plonger dans des histoires, des mondes, des vies
lointaines et des aventures épiques m'a aidé à oublier les
tares de ma propre vie. Je n'avais jamais vraiment été une
grande lectrice auparavant, mais sur les conseils de mon
psychologue, je m'y suis mise pour faire passer le temps qui
me semblait trop long, lent et douloureux. Au fur et à
mesure que je me plongeais dans les livres, j'arrivais à
m'extraire de ma réalité et à me créer un espace sécurisé
dans lequel je pouvais trouver refuge. Les choses n'ont pas
été faciles, encore moins rapides mais aujourd'hui, plus de
trois années après mon divorce, je revis.
Je regarde de loin celle que j'étais devenue dans ce
mariage et je peine à y croire.
Cette femme brisée, hypersensible, morne, nonchalante et
sans personnalité qui s'enlisait dans l'habitude de sa
situation anormale sans pour autant le voir, a réussi à
disparaître avec le temps et faire place à celle que je suis
aujourd'hui.
Mon inaction, ma lenteur à réagir, le déni dans lequel je
vivais et cet amour insensé que je ressentais ont failli me
conduire vers ma perte. À quel moment ai-je sombré ?
À quel moment la honte d'avouer que mon mariage était un
échec est devenue le carburant qui me maintenait dans ce
mensonge ? Comment j'en suis arrivée à aimer quelqu'un
plus que ma propre personne et à m'accrocher à cette
personne malgré tout ? Je ne saurais le dire. Mais j'ai appris
à ne plus culpabiliser. Ce dont je me souviens, c'est que
j'avais plus peur de le perdre que de me perdre moi-même
et que je me suis finalement perdue. J'avais peur de ne pas
réussir à cesser de l'aimer alors j'ai cessé de m'aimer. J'ai
tout donné, tout encaissé, tout reçu de lui comme un
cadeau du ciel alors que lui m'a tout pris, jusqu'au noyau de
mon âme. J'ai fermé les yeux sur ses défauts et vu ses
qualités à la loupe alors, malgré tout ce qu'il pouvait me
faire de mal, je ne voyais que ce qu'il faisait de bien. Je
décidais constamment de choisir de voir l'ange plutôt que le
démon en lui. Je me suis prise pour celle qui aurait le mérite
de le transformer, et finalement c'est lui qui m'a façonnée à
sa guise en me faisant accepter l'inacceptable.
J'ai entendu quelqu'un dire : Ayons plus de compassion
pour les personnes dans des relations toxiques et agissons
envers elles avec sagesse au lieu de les juger. Vous n'avez
aucune idée
de la quantité de manipulation qu'il faut pour emmener
quelqu'un de bonne foi à se remettre constamment en
question. La quantité de stratégies et de simulations
utilisées par leurs bourreaux pour leur faire accepter des
choses, pour les faire culpabiliser et les maintenir sous
contrôle.
Ces derniers peuvent passer des mois, des années à vous
aimer si incroyablement et prendre soin de vous que
lorsque leur comportement change envers vous, vous êtes
tellement choqué que vous pensez en premier lieu que c'est
une erreur. Vous vous dites qu'ils traversent sûrement
quelque chose de difficile et votre instinct vous dicte d'abord
de chercher à les aider. Vous vous dites qu'ils ne pouvaient
pas avoir l'intention de vous traiter de cette façon parce que
ce n'est pas ce que vous savez d'eux. Mais c'est parce
qu'ils ont passé tellement de temps à vous donner
exactement l'amour que vous désiriez que vous faites un
déni.
Et vous attendez, encore et encore, qu'ils redeviennent ce
qu'ils étaient. La vérité c'est qu'ils ont toujours été ce que
vous venez de découvrir, ils avaient juste joué un rôle afin
de mieux vous apprivoiser et vous dompter.
Et plus vous attendrez de les voir devenir ce que vous
souhaitez, plus vous courrez à votre perte... » ces paroles
m'ont aidée à comprendre que je devais me pardonner et
que ces choses n'étaient pas ma faute.
S'il n'y avait pas eu ce drame, cette tragédie, si Ousmane
n'avait pas tué Alice et n'avait pas été arrêté, peut-être
serais-je encore sous son emprise jusqu'aujourd'hui. Peut-
être serais-je encore dans sa maison en train de cuisiner et
me faire belle pour lui, en espérant qu'il ne s'énerve pas
contre moi et qu'il ne me batte pas. Ou peut-être serais-je
morte, sous ses coups. Je ne sais pas qui j'étais devenue
mais je regrette aujourd'hui d'avoir été cette
personne. Il m'a fallu du temps, beaucoup de temps et de
volonté pour combler et réparer tous ces trous dans mon
cœur et dans mon âme. Il m'a fallu accepter que je n'allais
pas bien, que je n'étais plus une personne normale et que
je devais me soigner.
Au début, je me suis fortement plongée dans la prière mais
rien n'arrivait à enlever ce poids dans ma poitrine. Je ne
dormais plus correctement, je lisais des livres religieux et
j'apprenais certes, mais je n'étais pas soulagée, je me
sentais toujours submergée.
Parfois, j'avais l'impression d'étouffer. Je rêvais de lui, de
nos enfants. Je manquais de sommeil et de repos, il me
manquait aussi énormément. Chaque petite attention qu'il
avait l'habitude de m'accorder dans notre foyer me
manquait. Et chaque fois que son avocat appelait pour qu'il
parle à sa fille, ma douleur se réveillait. Le voir à travers
l'écran du téléphone réveillait énormément de choses en
moi et je me détestais de continuer à penser à lui. Je
devenais nerveuse et désagréable, pleine de colère, de
ressentiments et de tristesse. J'en voulais au monde entier
du fait que les choses n'aient pas fonctionné, du fait qu'il
n'ait pas été ce qu'il devait être pour moi. Du fait que,
malgré toutes mes précautions du départ, je me sois
trompée sur le choix de mon époux et que j'en sois à l'aimer
encore bien qu'il soit un menteur, manipulateur, violent et
assassin. Je m'en voulais énormément et plus je
culpabilisais, plus je m'auto- flagellais et plus mon corps et
mon esprit me lâchaient.
Mes crises d'angoisses avaient repris de plus belle, j'ai
temporairement arrêté de travailler et les seules fois où
j'arrivais à parler et mettre des mots sur ce que je
ressentais, c'était lorsque j'allais voir l'imam Cheick- Abdine.
Maman et Soraya ont fait de leur mieux pour être présentes
à mes côtés mais mon problème était beaucoup plus
profond.
Beaucoup de choses avaient été brisées, déchirées et
cassées en moi. Je parlais de temps en temps en ligne
avec le psychologue bénévole de la Ligue et il m'aidait
beaucoup mais ce n'était pas suffisant. Il m'a fallu beaucoup
de courage et de force pour accepter de me faire consulter
à l'hôpital psychiatrique de Bingerville. Pour moi, y aller, ne
serait-ce que pour une consultation, c'était m'avouer folle.
Reconnaître déjà que j'avais besoin d'aide à ce niveau fut
très difficile pour moi. Mais encore une fois, mon courage
m'est venu des sages conseils de l'imam Cheick-Abdine.
Il m'a encouragée en ces termes : & ma sœur, ALLAH est
avec toi et ne cessera de l'être mais tant que tu seras en
proie à tous ces tourments, je crains que tu ne puisses pas
pleinement profiter de sa proximité et te délecter de son
intimité. La foi guérit certes, mais les médecins, les
traitements et les médicaments sont pour l'homme des
canaux par lesquels Dieu passe pour guérir.
Si, par exemple, tu as un paludisme, tu feras tes prières
certes, mais tu iras à l'hôpital te soigner avec un traitement
antipaludique et lorsque tu iras mieux, tu remercieras le
Seigneur. Mais tu ne resteras pas là à ne rien faire ! Eh bien
c'est pareil. Tu peux prier, lire ton coran, te confier à Dieu
mais tu dois aussi te soigner médicalement. Te faire
consulter et suivre un traitement t'aidera à avancer. Tu as
déjà fait le plus grand exploit en prenant sur toi de sortir de
ce mariage et tu fais déjà beaucoup en te levant chaque
matin et en essayant de survivre avec ton enfant.
Continue sur cette lancée en te soignant proprement pour
te donner une chance et un nouvel
avenir. N'aie pas honte d'aller te soigner, l'esprit est aussi
une partie de ton être qui a besoin de soins car ton corps et
tes organes subissent et gardent les séquelles quand ton
esprit ne va pas bien. Tu n'es pas folle, mais tu es
traumatisée et dépressive et c'est une maladie comme toute
autre. Je veux que tu te soignes, pour toi même d'abord,
ensuite pour ta fille, pour ta mère, pour ta sour et pour tous
ceux qui t'aiment ... »
Je ne sais pas ce que serait ma vie aujourd'hui si je n'avais
pas rencontré cet Imam par hasard ce jour-là car il a été un
ange sur mon chemin et la main de Dieu dans mon destin.
Grâce à lui, j'ai accepté d'aller à l'hôpital psychiatrique me
faire consulter et même de me faire interner pour quelques
jours.
Juste pour me reposer avait dit le médecin et effectivement,
j'ai pu bien me reposer. J'ai pu voir autre chose que mon
monde, j'ai pu déposer mes démons et mes tourments aux
pieds de mon lit et j'ai pu dormir correctement. Cette
expérience a été très bénéfique pour moi, ça a été le début
de ma guérison. Ça ne ressemblait en rien à ce que j'avais
imaginé, ayant pour référence les films d'horreurs sur les
maisons de fous. Ce n'était rien de tout ça, c'était juste un
hôpital comme tout autre. Je faisais des balades matinales
dans les jardins, je mangeais correctement, je lisais à la
bibliothèque, j'avais mes séances de paroles l'après-midi et
je parlais beaucoup car j'avais beaucoup à dire. Puis, je
faisais du sport en fin de journée, et j'allais au lit en prenant
mes cachets pour mieux dormir. Les infirmières et le
personnel soignant étaient très gentils et joyeux, ils
répandaient de la bonne humeur partout. On pouvait se
parler entre patients, marcher ensemble et faire de
nombreuses autres activités. J'avoue qu'au bout de la
semaine passée là-bas, je n'ai plus eu envie de sortir, je
n'avais pas envie de retrouver mon quotidien. Mais le
docteur me rassura que tout irait pour le mieux. Il m'aida à
établir un emploi du temps complet de choses que je devais
faire, d'endroits où je devais aller, de comment je devais
meubler mes journées... Il me prescrit deux séances de
paroles avec lui par semaine et des cachets pour dormir
facilement. Je devais noter des choses dans un carnet : ce
que je faisais, ce que je ressentais, ce à quoi je pensais et
ce dont j'avais envie. Je devais tout noter et à chaque
séance, je lui lisais le contenu du carnet avant qu'on en
parle. Cet exercice m'a énormément aidée à mettre des
mots sur mes ressentis et à m'ouvrir à moi-même, cela m'a
également aidé à me découvrir, à me guider, à savoir et
décider plus facilement de ce que je voulais. Puis les
séances de paroles sont passées de deux à une fois par
semaine, et à une fois toutes les deux semaines et enfin à
une fois par mois. Mes cachets ont diminué au fur et à
mesure et la fréquence des prises aussi, jusqu'à ce que je
réussisse à dormir paisiblement toute seule et que je ne
fasse plus de crises d'angoisses. Plus le temps passait et
plus j'arrivais à être de plus en plus en paix avec moi-
même. Et plus je trouvais la paix en moi, plus je grandissais
dans ma foi et dans mon cheminement spirituel.
Il a fallu que je me soigne pour réussir à réellement
savourer la douceur de la foi, le plaisir de communier avec
Dieu dans la prière et atteindre la plénitude de
m'abandonner sincèrement et entièrement à lui.
Tout cela ne s'est pas fait en un jour, ça a pris du temps,
beaucoup de temps. Ça m'a coûté de la volonté, de la force
et de la résilience mais j'y suis finalement arrivée.
J'ai soigné mes blessures et j'ai aussi soigné ma vie. Pour
couper le mal à la racine, j'ai décidé de ne plus avoir d'in-
teractions avec Ousmane. Les appels vidéo à Farah une
fois par semaine ont été mis sous la supervision de ma
mère et il en sera ainsi jusqu'à ce que Farah soit assez
grande pour posséder un téléphone. Je lui ai écrit une lettre
d'adieu dans laquelle je me suis ouverte sur mes blessures
et dans laquelle je lui ai dit toutes ces choses que j'aurais
dû lui dire auparavant mais que j'avais tues, par amour. Ça
m'a soulagée de lui dire qu'il ne me méritait pas, que je
méritais mieux que lui, qu'il avait été un mauvais mari et
que sa façon d'aimer n'était pas la bonne. Je lui ai dit
beaucoup d'autres choses et je pense que c'est lorsque j'ai
terminé cette lettre que notre histoire a été vraiment
terminée. Je lui ai demandé de ne pas me répondre. J'ai
appris progres- sivement à l'effacer de ma mémoire et je
suis souvent surprise à quel point le cerveau peut se
réinitialiser et à quel point le temps et l'oubli sont des alliés
solides.
Je porte ma tasse de chocolat chaud à la bouche, je ferme
les yeux pour mieux savourer la texture onctueuse et
moussante et le goût exquis. Je repose la tasse en prenant
soin de humer l'odeur douce et chaude du chocolat avant
de me replonger dans mon livre. Je lis " les impatientes" de
Djaili Amadou Amal. Je suis révoltée, triste et peinée par les
histoires et les destins de Ramla, hindou et Safira. Mariage
forcé, viol conjugal, polygamie, destin brisé et chagrin
continu meublent ces récits. Le seul conseil donné à ces
femmes face à au désarroi est
"patience !" il faut seulement patienter et endurer, en
attendant la mort peut-être.
Et pourtant, comme je les comprends! Je sais presque tout
de leurs douleurs et de leurs peines et je lis ce livre comme
si c'étaient mes sœurs d'une autre vie, mes compagnes de
cellule que j'ai abandonnées en quittant la prison sans
elles…
Je n'aime pas trop lire ce genre de livres qui me rappellent
beaucoup de choses douloureuses mais je suis
agréablement surprise de ne pas m'effondrer plus que ça, le
temps est passé par là et les fissures ont été refermées.
J'ai appris énormément cette année en lisant des livres de
développement personnel et des biographies. J'ai eu envie
de réel changement dans ma vie, surtout professionnelle.
J'ai ressenti le besoin d'évoluer, de faire autre chose,
d'avoir plus de responsabilités et de changer de mission.
J'ai donc soumis ma candidature au très sélectif concours
de la fonction publique pour briguer le poste d'adjoint aux
chefs d'établissements, aussi appelé censeur de lycée, et,
grâce à mon acharnement au travail et à Allah le tout
puissant, j'ai obtenu le poste. J'ai été affectée au bureau
régional d'Abidjan nord et j'ai pris fonction il y a quelques
semaines au sein du lycée moderne d'Abobo. Je suis
heureuse d'être précisément à cet endroit. Je suis tombée
amoureuse de ce lycée dès que j'y ai mis les pieds. J'aime
cette nouvelle aventure que le destin me donne de vivre.
J'ai loué un petit appartement de deux pièces dans un bel
immeuble dans le charmant quartier village d'Abobo-baoulé
et j'ai aménagé cet appartement à mon goût avec beaucoup
de plantes et d'objets en bois et en poteries. Ma mère a
insisté pour garder Farah avec elle car Safiatou est partie il
y a quelques mois, s'installer dans sa ville natale pour faire
du commerce.
Son départ a été difficile pour moi, car elle était devenue
plus qu'une petite sœur, mais je suis restée en contact avec
elle.
Je suis donc de nouveau seule dans mon petit chez moi,
comme au tout début. je renais, j'apprends à aimer ma
compagnie et à me faire plaisir chaque jour. J'ai aménagé
une petite bibliothèque dans mon salon ainsi qu'un petit
coin de lecture, mais cela ne m'empêche pas de passer
mon temps libre à la bibliothèque du centre culturel d'Abobo
après chaque journée de travail et même les week-ends, le
centre étant à mi-chemin de ma maison et du lycée. C'est
d'ailleurs là que je suis actuellement, cachée dans un petit
coin que je me suis aménagée clandestinement, savourant
mon chocolat chaud et lisant mon livre.
Je suis à la dernière page du livre lorsque je reçois un
appel, mon téléphone est sur le mode silencieux mais je
peux voir l'écran s'éclairer et clignoter. J'hésite à décrocher
car je ne veux pas que ma voix alerte les personnes
présentes et qu'on cherche à savoir où je me trouve. Les
autres risqueraient de découvrir ma cachette et de venir s'y
poser les prochaines fois. Je reste là à réfléchir et l'appel
finit par se couper. C'est Maya. Je vais dans l'application
WhatsApp et je lui laisse un message, elle me répond
instantanément. Maya est en France depuis plus d'un an.
Elle a laissé son fils avec sa mère, et a enfin décidé de
terminer ses études. Madame Milanne a été soulagée
qu'elle prenne cette décision et qu'elle quitte Fancy pour de
bon. Mais en vérité, elle et moi savons que c'est Fancy qui
l'a quittée pour une autre mineure de seize ans, élève dans
une autre école. Elle a accepté de partir parce qu'elle
n'avait pas le choix mais parfois, des choses les plus
difficiles pour nous, viennent
nos bénédictions. Elle a trouvé sa paix dans les études,
s'est construit un cercle d'amis qui l'épaule énormément et
s'est découvert une passion pour le dessin et les excursions
dans la nature. Nous parlons presque tous les jours, nous
nous racontons nos journées et bien plus encore.
Je suis aussi fréquemment en contact avec l'imam Cheick-
Abdine, je n'hésite pas à lui demander des conseils, des
prières et des bénédictions. Il organise beaucoup d'actes de
charité et des collectes très souvent pour les membres de
sa communauté ou juste des personnes dans le besoin et je
n'hésite pas à l'aider, physiquement, financièrement et
moralement. Il est devenu un ami, un grand frère pour qui
j'ai énormément d'affection.
Je me suis aussi engagée dans la Ligue ivoirienne des
droits des femmes. Pas en tant que bénévole travailleuse
qui donne de son temps et se consacre aux survivantes sur
le terrain mais en tant que soutien, qui contribue
financièrement aux charges fixes et variables. Je préfère
aider de cette façon car c'est ce que je peux faire.
Être impliquée dans le social sur le terrain avec les
survivantes demande énormément au mental et je suis en
admiration devant le travail accompli par ces jeunes dames.
Je n'oublie pas que je suis moi aussi une survivante et
j'essaie de les aider à tenir leur promesse de faire en sorte
que les survivantes ne se sentent plus jamais seules.
Je termine ma dernière page après avoir répondu aux
messages de Maya, j'en profite pour terminer ma tasse de
chocolat qui est à présent tiède. Je referme mes livres et
range mes affaires quand je me souviens que je dois
envoyer un message à Bilal, il arrive bientôt et dois me
rapporter des livres d'auteurs nigérians. Je fais rapidement
la liste des livres que je veux et je la lui envoie. Il s'est marié
il y a quelques mois, avec une belle jeune dame haussa du
nord du Nigéria. Elle s'appelle Assiah.
Nous avons effectué le voyage, maman, Soraya, Farah et
moi pour assister à son mariage. Ce fut très simple mais en
même temps si magnifique. J'ai adoré le Nigéria et
j'aimerais beaucoup y retourner pour mes prochaines
vacances si Dieu le permet.
Il rentre à Abidjan pour quelques semaines avec son
épouse afin de la présenter à la famille. Nous ferons
sûrement une petite cérémonie symbolique à la maison,
pour célébrer leur mariage à notre façon, avec la famille et
les amis. J'ai hâte qu'il soit là, mais surtout avec mes livres.
Je ramasse mon sac à main, mon cartable et ma tasse vide
et je me faufile entre les deux étagères pour sortir de ma
cachette. Je prends le soin de retirer le grand pot de fleur
que j'avais posé pour camoufler l'entrée et je pars le
déposer à sa place. Au moment où je me dirige vers la
sortie, quelqu'un me hèle :
• Excusez-moi madame, désolée de vous déranger, je
cherche le rayon où se trouvent les livres nouveaux
horizons et la collection de livres de l'ambassade
Américaine.
• Heuu... tournez juste là sur votre droite, dépassez
l'étagère des encyclopédies, c'est juste à coté
• Ah ok! Merci beaucoup !
• Je vous en prie !
Je continue mon chemin quand elle se retourne et me hèle
de nouveau :
• Heuu, désolée de vous déranger encore mais ... On se
connaît quelque part non ?
• Je ne sais pas trop madame, je ne vois pas.
Vous connaissez heuu Soraya?
L'épouse de Hamid Sangaré
- Heu oui, c'est ma soeur!
• Ah voilà ! Je vous ai rencontré chez vous en famille, à
Treichville...
• Ah oui ! Je m'en souviens ! Vous étiez avec Abdul
Karim c'est ça ?
• Oui c'est effectivement ça.
• Excusez-moi mais votre nom m'échappe...
• Sacha, Sacha Keita !
• Ah oui c'est vrai, moi c'est Massiami Traoré. Ravie de
vous revoir !
• Moi aussi ! Saluez Soraya de ma part !
Ça fait vraiment longtemps.
- D'accord sans faute ! Saluez Abdul Karim de ma part
aussi !
• Je le ferai. Merci encore et bonne soirée!
• Merci!
Je la quitte tout en souriant. Je me rends compte que
j'aurais voulu avoir bien plus de nouvelles de Karim mais ça
aurait été bizarre de demander. La dernière fois que nous
nous sommes vus, lui et moi, j'étais enceinte des jumeaux.
Je l'avais rencontré par hasard dans un supermarché et il
m'avait félicité pour ma grossesse. Je sais qu'il n'est plus au
pays depuis bien longtemps. Soraya m'a dit qu'il était parti
bosser avec une compagnie russe, qu'il voyageait
beaucoup et donnait rarement de ses nouvelles alors elle-
même ne sait plus grand-chose de lui.
Je sors du centre culturel et je me dirige vers la gare de taxi
juste à côté du troisième portail de la mairie, en espérant
avoir une place assez rapidement pour rentrer chez moi.
J'ai appris à jardiner ces deux dernières années. J'ai lu
quelque part que le jardinage était très bon pour l'esprit
alors je me suis mise à faire des recherches sur le sujet. J'ai
regardé énor- mément de vidéos à propos des petites
cultures hors sol et j'ai intégré des forums et groupes sur les
réseaux sociaux dans lesquels les passionnés partagent
leurs expériences en la matière. J'ai commencé par faire
pousser des tomates sur mon balcon.
J'ai installé des étagères sur lesquelles j'ai placé des petits
pots avec les semences. Au début, je le faisais juste pour la
découverte mais c'est devenu une petite passion au fur et à
mesure. Mon moment favori de la semaine est lorsque je
me pose le samedi matin sur mon petit balcon avec un livre,
une tasse de thé ou de chocolat chaud en main, en
admirant l'évolution de mes tomates et la beauté de mes
fleurs naturelles posées le long du balcon. J'ai hâte de
montrer mon petit coin à Bilal, je lui en ai tellement parlé !
Je me regarde dans le miroir et je souris.
J'ai mis un ensemble pantalon et tunique marron clair, des
escarpins dorés et un foulard marron foncé avec des perles
dorées.
J'ajuste mon maquillage et je récupère mon petit sac beige.
Ce dégradé de tons "nude" fait ressortir mon teint chocolat.
Je mets un peu de
rose sur mes lèvres avant de me parfumer. Je me sens
belle ! Je me sens revivre et j'adore l'image que me renvoie
le miroir. J'adore la femme que je vois et j'adore le fait
qu'elle ait trouvé la paix et la joie !
J'arrive à l'adresse indiquée par Bilal et au moment où je
descends du véhicule, je vois Soraya et Hamid entrer dans
l'immeuble. Je presse les pas pour les rejoindre et nous
montons ensemble. Quand Bilal ouvre la porte, c'est dans
un brouhaha indescriptible que nous nous prenons dans les
bras.
Nous entrons ensuite dans la maison et je remarque que
maman est déjà là. Je jette un coup d'œil à la recherche de
mon bébé Farah quand maman m'interpelle:
• Tu ne me salues pas d'abord et tu la cherches? Et si je
ne suis pas venue avec elle ?
• Comment ça tu n'es pas venue avec elle ?
Tu es sérieuse? Ah maman!
• Donc tu ne me salues pas ?
• Pardon maman. Bonjour ! Mais pourquoi tu ne l'as pas
emmenée avec toi ?
• Regarde ta tête ? Tu veux pleurer?
• Mais ... non, mais maman dis-moi au moins pourquoi
tu ne l'as pas emmenée ?
Elle n'est pas malade j'espère ?
• Elle est venue, elle a juste accompagné Adja et Tega
qui sont allées prendre des boissons au supermarché.
• Ouf! Mais fallait me dire ça plutôt!
• Ce n'est pas ce que je viens de faire ?
• Hummm ...
La maison ne tarde pas à se remplir. Sita, sa mère et son
époux arrivent, quelques minutes plus tard un couple d'amis
à Bilal fait son entrée, puis c'est au tour d'Adja et Tega ainsi
que mon bébé. Elle se jette sur moi et je la serre très fort.
Je lui demande des nouvelles de l'école, de sa voisine de
classe et meilleure amie et elle se met à m'expliquer toute
sa semaine alors qu'elle l'a déjà fait, hier au téléphone. La
nourriture commandée arrive, nous disposons tous les plats
en mode buffet et chacun passe se servir. L'ambiance est
bonne, très bonne. Je suis heureuse que ma famille se
rassemble ainsi et qu'on soit si soudés et si aimables les
uns envers les autres. Je suis heureuse que Bilal soit là
pour un peu plus de deux mois cette fois-ci, afin qu'on
puisse essayer de rattraper le temps passé loin de lui. Je
sautille et danse partout comme une petite fille de cinq ans
lorsqu'il m'offre mes livres ainsi qu'un sac très original d'un
créateur Nigérian, fait avec du pagne tissé traditionnel.
Nous passons toute la journée ensemble dans la bonne
humeur et je ne rentre chez moi que tard dans la nuit.
Entre le travail, le temps passé à la bibliothèque, les
balades dans la ville avec ma belle-sœur Assiah et les
sorties au restaurant avec Soraya et les filles, je n'ai pas le
temps de m'ennuyer. J'arrive à passer du temps avec Bilal
aussi de son côté. Il a littéralement fondu d'amour devant la
décoration de mon appartement et le jardin potager de mon
balcon. On y a passé des heures, à parler de nos vies, nos
rêves et nos espoirs. J'aime cette relation fusionnelle que lui
et moi avons et qui est restée intacte malgré le temps, les
épreuves et la distance.
J'aime cet homme heureux qu'il est aux côtés d'Assiah et je
bénis le ciel que lui et Soraya aient trouvé des compagnons
selon leurs idéaux et avec qui ils sont vraiment heureux.
Soraya m'a invitée au vernissage des œuvres de son ami
Aboudi. Elle n'a pas abandonné la peinture malgré ses
horaires difficiles au travail et a même réussi à vendre
quelques tableaux à des prix intéressants ces derniers
mois. Le fait que Hamid l'encourage constamment à
apprendre et prendre des risques est un gros plus pour elle.
Aussi, le fait qu'elle ait gardé la liberté de fréquenter ses
amis peintres et continuer de faire ce qui lui plaît est un
privilège que beaucoup de femmes perdent
malheureusement lorsqu'elles décident de se marier.
J'adore ce genre de découvertes atypiques alors j'ai
accepté son invitation avec plaisir.
Après y avoir passé quelques heures, elle me trimballe
dans un autre lieu.
Nous arrivons dans un restaurant très cosy et assez chic.
Nous saluons et elle me conduit vers un espace qui semble
avoir été privatisé.
Une longue table est dressée d'un mur à l'autre et
savamment décorée. De belles chaises dorées sont placées
de part et d'autre et je peux deviner à première vue qu'il y
en a plus d'une dizaine. Des fleurs trônent sur toute la
longueur de la table, un bouquet entre quatre sets de table.
Une grande arche de ballons surplombe l'entrée de
l'espace. Je m'arrête net devant l'arche en lui demandant où
est-ce qu'elle m'emmène et ce que tout cela signifie. Elle se
met à rire, de son rire le plus moqueur.
• Attends, tu es sérieuse Siamy ? J'aurais juré que tu
allais comprendre dès le départ mais en fait c'est
maman qui avait raison !
• Qu'est-ce que tu racontes ? Comprendre quoi ?
Attends, tout le cirque depuis avant-hier, tous les
changements de programmes, moi qui débarque chez toi tôt
le matin, le vernissage, etc., tu n'as toujours pas compris?
~…
J'écarquille les yeux et je suis sincèrement énervée car je
ne comprends pas ce qu'elle essaie de m'expliquer et son
rire moqueur n'arrange rien surtout que les yeux des gens
sont rivés sur nous. Je veux me retourner et sortir du
restaurant lorsque je les vois tous venir vers moi: maman,
Bilal, Assiah, Farah, Adja et Sita ainsi que leurs époux,
Tega, tantie Korotoum, madame Milanne, Maya,
Hamid, Safiatou...
Maya tient un gros gâteau en main, illuminé par les
étincelles des bougies fontaines allumées au-dessus.
Hamid a un autre gâteau en main et Sita aussi. Ils chantent
ensemble "joyeux anniversaire" et je fonds en larmes. La
dernière fois que j'ai fêté mon anniversaire, c'était il y a huit
ans ! Je venais d'avoir trente ans et je venais d'épouser
Ousmane. En quatre ans et demi de mariage et trois ans et
demi après mon divorce, je n'avais plus vraiment fêté cet
évènement.
J'ai 38 ans, et je n'ai jamais été aussi bien entourée et aussi
aimée. Je pleure de reconnaissance, d'émotion, de
bonheur.
La soirée se déroule bien autour du dîner et à la fin, ils
m'offrent tous des cadeaux, aussi beaux que symboliques.
Mais le cadeau de Bilal me touche profondément, à un point
que je
pleure à chaudes larmes et sanglote pendant de longues
minutes. Il m'offre un séjour tous frais payés à la Mecque
pour accomplir la Omra?.
Fin
ALORS, LES VIOLENCES FAITES AUX
FEMMES, ON EN PARLE ?